Apollo e Dafne Gian Lorenzo Bernini Rome Borghèse
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Cette œuvre, on la tient pour l’une des plus sublimes qui ait jamais été créées de mains humaines. Elle enlève avec elle le spectateur pour successivement lui faire connaître les quatre états qui font l’œuvre d’art accomplie.
1- Un saisissement réflexe
Le premier de ces états est un saisissement réflexe sitôt que l’on pénètre dans la salle où le groupe « Apollon et Daphné » soudain s’offre aux yeux. La perception globale et condensée des innombrables et confuses informations qui assaillent le spectateur, le laisse interdit comme sous le coup d’une apparition : il en perd la voix. Un frisson peut même lui parcourir l’échine. Ce couple soulevé dans un élan ascensionnel près d’échapper à la pesanteur terrestre fascine d’abord sans même que soient clairement perçues la scène ni surtout sa raison. Il n’importe pas encore de savoir pourquoi lui, une jambe suspendue en arrière, court derrière elle qui s’envole, bras tendus en l’air, comme aspirée vers le ciel.
2 – L’enchantement de la grâce
On se laisse insensiblement envahir par un deuxième état : on est soi-même emporté par la grâce qui irradie de ces deux êtres, la sveltesse des jeunes corps, la finesse de leurs traits, le modelé sensuel de leur chair, l’élégance de leurs course réglée comme le pas d’une danse, la symétrie troublante des deux courbes ascensionnelles où s’alignent les deux corps en mouvement, l’un brûlant de s’unir à l’autre qui s’y refuse. On s’abandonne sans défense à l’enchantement, le regard un peu perdu, papillonnant, glissant des jambes aux flancs, des bras aux bustes luisants à la lumière, et caressant chevilles, poignets, cous, yeux, lèvres ou chevelures.
3- Une difficulté inouïe maîtrisée par une technique prodigieuse
Au hasard de cet emportement où l’on ne peut – hélas ! - toucher qu’avec les yeux ces tendres chairs si désirables, on en vient à fixer les mains ouvertes de l’amant dont l’une effleure le buste de son aimée tandis qu’elle lui échappe. On est frappé par le galbe féminin de ses jambes si fines. Le déséquilibre où, en pleine course, les deux êtres sont suspendus, les espaces évidés qui les séparent et donnent à leurs gestes le champ où se déployer, refont peu à peu toucher terre. On entre alors dans un troisième état, celui de l’étonnement et de l’admiration : aussi incroyable que cela soit, ce groupe si ajouré a été extrait à coups de burin par Le Bernin, un à un assénés, d’un bloc de marbre compact et massif. Comment est-il possible ?
De quelle technique ne faut-il pas être maître pour modeler d’aussi gracieuses créatures en les dégageant de la gangue brute où l’œil les a d’abord inscrites avant de les faire apparaître peu à peu, de les détacher de la masse informe qui les retient, en veillant surtout à ce que chaque frappe de maillet fasse sauter juste ce qu’il faut de roche importune et pas plus, l’éclat ou le grain et eux seuls qui tiennent encore leurs formes emprisonnées dans la matière inerte, sous peine de mutiler un membre, d’équarrir un muscle, de ruiner la chance de voir les personnages enfin s’élancer comme ils le font ? Un seul coup de maillet maladroit et l’œuvre est perdue, bonne à mettre au rebut.
Ainsi le couple Apollon et Daphné apparaît-il dans toute la complexité quasi insurmontable de sa réalisation par l’artiste. Comment maîtriser à ce point le marbre rebelle pour donner vie si belle à deux êtres charmants, non posant lourdement au repos de plain-pied, mais saisis suspendus en pleine course où la jeune femme cherche, d’une ultime cambrure de tout son corps tétanisé, à échapper à celui qui l’aime mais qu’elle n’aime pas, et se transforme soudain en laurier : il lui pousse des racines aux orteils, une écorce rugueuse à la cuisse tendre et aux flancs lisses, des rameaux et un feuillage aux mains et à la chevelure.
L’incroyable mythe de Pygmalion créant Galatée sous son ciseau en devient presque vraisemblable : la statue sortie toute polie des mains de son sculpteur chypriote avait tellement toutes les apparences de la vie qu’il lui avait semblé avoir donné naissance à une femme de chair et de sang, qui devient Galatée.
4- La transmission d’une expérience humaine
La contemplation de l’œuvre conduit tout naturellement à connaître alors un quatrième état, celui d’une réceptivité maximale aux possibles informations qu’y a condensées l’artiste pour transmettre une expérience humaine, et que l’on perçoit d’abord globalement comme dans toute image.
- La scène d’un amour non partagé
L’attention est, bien entendu, captée cette fois par le leurre d’appel sexuel qui saute aux yeux : les amants courent à demi nus. L’instantané qui paraît les surprendre par effraction contre leur gré et à leur insu stimule encore plus le réflexe de voyeurisme. Et le double jeu rituel de l’exhibition et de la dissimulation est même propre à déclencher le réflexe de frustration qui en est l’inconfortable impasse : les régions sexuelles sont sagement dissimulées sous un voile ou une écorce.
N’importe ! N’est-on pas tout de même témoin des préliminaires de ce qui pourrait être un viol ? Malgré l’extrême délicatesse dont fait preuve le jeune homme dans son approche, il n’en poursuit pas moins une jeune femme qui se refuse obstinément à lui et le fuit. La métonymie montre ici un effet d’une cause transparente : un amour tragique car non partagé. Une seconde métonymie aussi évidente le confirme : c’est l’instant saisi par l’instantané, où la main du jeune homme rattrape par le buste la jeune femme qui dans un dernier sursaut de défense devient arbre.
- La métaphore de la métamorphose
Cette soudaine métamorphose est une métaphore aussi puissante qu’inattendue dont les significations peuvent être multiples du fait de sa mise hors-contexte.
- Le cardinal Barberini, futur pape Urbain VIII, ami de Galilée avant de le laisser tomber, a le premier tenu à graver en latin sur le socle de l’œuvre du Bernin la morale qu’il en tirait dans le droit fil de son institution ecclésiastique :Quisquis amans sequitur fugitivae gaudia formae
fronde manus implet baccas seu carpit amaras« Celui qui poursuit les formes fuyantes du plaisir, ne trouve à la fin que feuilles et fruits amers dans les mains. » Chi amando insegue le gioie della bellezza fugace riempie la mano di fronde e coglie bacche amare
- Mais, pour peu qu’on ait entendu parler des « Métamorphoses » d’Ovide, sans doute l’œuvre du Bernin se présente-t-elle d’abord comme une interprétation du mythe d’Apollon et de Daphné où le dieu amoureux voit la nymphe le repousser jusqu’à se transformer en laurier quand, dans sa fuite, il est sur le point de la rejoindre. Pour autant, l’amour d’Apollon pour Daphné paraît ne l’avoir jamais quitté : il s’est fait des feuilles de laurier une couronne qui est devenue la récompense suprême de l’excellence parmi les hommes. Quel hommage à la femme aimée, fût-il immérité ! On ne saurait mieux exprimer la tragédie de l’amour non réciproque, de l’union désirée par l’un et refusée par l’autre : la transe palpitante de l’amant importun se cogne au bois rugueux et frigide que devient la jeune femme dans un refus répulsif de tout son être.
- Mais cette œuvre ouvre sur une leçon qui n’intéresse pas seulement la seule relation d’amour physique : l’emportement d’un être vers un autre n’est-il pas après tout que l’effet d’une illusion qui bientôt s’évanouit ? La jeune femme dont la grâce enchante un amant, ne se révèle-t-elle pas, pour peu qu’il s’en approche et la découvre, aussi rugueuse et insensible qu’un arbre, bien loin de l’image enchanteresse qu’il s’en faisait et chérissait ?
- Et au-delà de la relation amoureuse, cette femme devenue arbre, n’est-ce pas la déception qui est promise à l’homme quand il court désespérément après ses utopies chéries ?
En somme, Gian Lorenzo Bernini emmène son spectateur dans le double mouvement inversé d’une ascension puis d’une chute. Son talent fou en vient à faire croire, devant Apollon et Daphné, à l’existence en chair et en os d’un jeune homme et d’une jeune femme auxquels il a donné vie en les délivrant du marbre. Mais la leçon de la tragédie qu’ils vivent, conduit à devoir se résigner à ne voir son désir jamais comblé, comme Apollon voit son amour Daphné tirée du marbre devenir arbre à son appel comme d’autres restent de marbre. Comment quitter cette œuvre parmi les plus accomplies jamais créées de mains d’homme sans la gorge nouée, les yeux au bord des larmes ? Paul Villach
(1) Il faut signaler qu’un nombre de visiteurs limité est admis à chaque heure. En conséquence, il est sage de réserver son billet à l’avance pour une heure précise, si l’on veut éviter le désagrément de devoir revenir, quoique la Villa Borghese et ses pins ou les jardins du Pincio qui la bordent, soient pleins de charme.